Observer les rues pour comprendre les villes et leurs transformations

Observer les rues pour comprendre les villes et leurs transformations

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Fabrice Escaffre
Maître de conférences en aménagement et urbanisme
Université Toulouse II Jean Jaurès

Analyser une ville depuis ses rues, c’est opérer une réduction pour traiter d’un tout à partir d’une de ses parties, mais c’est aussi rapprocher deux objets qui, dans la période actuelle, conservent des invariants historiques tout en connaissant des évolutions transformatrices. Ainsi, la rue que l’urbanisme a tenté, il n’y a pas si longtemps, de faire disparaître puis qu’il a réhabilitée, ne cesse d’interroger. En tant qu’espace, dans ses formes, ses volumes et comme objet technique ? Comme support d’usages et lieu d’interactions sociales ? Elle peut aussi être questionnée en tant que marge, comme espace de relégation et de tensions. Gérée, aménagée, contrôlée, son organisation et son fonctionnement obéissent à des normes juridiques mais aussi sociales résonnant avec les choix politiques. On l’aura compris, ces quelques éléments indiquent combien le champ de réflexion sur l’objet « rue » est vaste, mais combien il est aussi central à l’heure où l’urbanisation généralisée transforme les cadres et les modes de vie.

La rue entre formes et ambiances

La rue peut d’abord être considérée spatialement. Elle est ainsi l’un des éléments structurants des trames urbaines. Avec les autres espaces publics qu’elle met en réseau, elle fait partie de ces faux « vides » auxquels s’opposent les « pleins » des espaces bâtis. La longueur et la largeur des rues, leur sinuosité, les types les plus fréquents de leurs connexions ou leur disposition les unes par rapport aux autres contribuent ainsi à donner forme à une ville. À mesure que les villes croissent horizontalement et verticalement, générant des espaces urbains aux densités contrastées, les trames urbaines se différencient. Des rues médiévales à celles des zones d’activités, des lotissements périurbains ou des quartiers récents, les variations formelles sont si nombreuses qu’elles en viennent à interroger l’utilisation même du mot « rue ».

À son échelle, la rue correspond à un alignement de bâtiments de part et d’autre d’un axe de circulation. Cet axe peut être subdivisé. La chaussée en occupe la partie centrale et est, aujourd’hui, principalement utilisée pour la circulation des véhicules motorisés. Les trottoirs correspondent aux parties latérales de la rue ; leur usage est réservé aux piétons et ils assurent la jonction entre les façades des édifices. Cette organisation, la plus répandue, connaît des transformations notables : certaines rues, se fermant à la circulation automobile, perdent leurs trottoirs ; d’autres voient apparaître des voies cyclables ; dans d’autres, on replante des arbres. Ainsi, qu’est-ce qui caractérise encore l’espace-rue ?

Au-delà de ces aspects spatiaux et formels, les rues ont des ambiances. Leurs formes visibles et praticables en sont une composante, certes majeure, mais parmi d’autres. Elles peuvent être différemment éclairées, roulantes ou marchables. Renvoyer à des odeurs agréables certains jours de marché ou être difficilement respirables du fait du trafic automobile. On peut écouter leurs empreintes sonores, les repérer sur une carte des températures… Ces perceptions multisensorielles peuvent être mesurées par des capteurs ou ressenties par des personnes et, dans ce second cas, passées par le prisme de leurs représentations. La rue animée des uns sera alors peut-être la rue bruyante des autres. Ces perceptions dépendent par ailleurs, et on le redécouvre particulièrement lorsqu’on s’intéresse aux modes de déplacement dits actifs, des capacités physiques des individus. La longueur d’une rue ou la hauteur de ses bâtiments ne sont ainsi pas les mêmes, pourrait-on dire, pour un piéton de 7 ou de 77 ans ! Dans un temps où la sensibilité à l’environnement, au sens large, s’est particulièrement accentuée, comment ces perceptions interagissent-elles avec les dimensions formelles des rues ?

 

La rue pour se déplacer mais pas seulement…

La mobilité est un des usages majeurs de la rue, assez souvent sa fonction dominante. En ce sens, la rue est un élément clé du fonctionnement urbain. La circulation doit toujours y être possible, pour tous, de l’usager aux riverains, du taxi aux services de secours. Mais que de modes de déplacement divers derrière cette fonction, avec leurs vitesses variées, leurs différences d’encombrement ! Le Code de la route et les règlements de voiries permettent de gérer cela, mais sont particulièrement interpellés du fait d’une remise en question des usages de l’automobile, à cause aussi de l’influence grandissante des technologies et des usages numériques sur les pratiques de mobilités. Dans le même temps, certaines pratiques « low tech » telles que la marche (Monnet, 2019) ou l’usage du vélo (Héran, 2015) reprennent de la vigueur et enrichissent, en la complexifiant, la palette des modes de déplacement.

Bien que largement dédiée au déplacement, la rue permet aussi le séjour, la station ou des mobilités dont l’objectif n’est pas principalement la liaison de deux points. Les rues commerçantes ou touristiques proposent de nombreuses occasions d’arrêt, devant une vitrine ou en terrasse. Mais l’arrêt dans la rue peut aussi prendre la forme d’un rendez-vous « au coin de la rue ». Dans des rues où la fonction résidentielle domine, le séjour correspond aux conversations entre voisins sur le pas de la porte ou à des usages de la rue témoignant d’une extension du domaine privé, comme avec les pratiques de bricolage automobile par exemple. La station dans la rue dit quelque chose de son confort d’usage, mais parle aussi des normes juridiques et sociales. Les débats récents sur le mobilier urbain dissuasif, et plus largement sur la prévention situationnelle (Landauer, 2009), ou ceux sur la privatisation de fait de certaines rues autour d’usages marchands en sont des exemples que certaines propositions d’urbanisme temporaire viennent aussi, à leur manière, souligner et problématiser.

Plus généralement, la rue renvoie à la fonction paradoxale de séparer et de relier. Elle est ainsi support de circulation entre des points distincts mais connectés. Comme dépendance du domaine public, la rue garantit la liberté fondamentale de circuler. Mais au-delà du droit formel, cette liberté de circuler donne accès à la ville et, à ce titre, est une des composantes majeures du droit à la ville (Lefebvre, 2009). Des pratiques de réappropriation se déclinent dans ce sens, comme certains usages « vélorutionnaires » de la bicyclette en témoignent à travers les villes du monde. Comment ces déclinaisons de différentes formes de droits, en s’actualisant, transforment-elles les rues et leurs usages ?

 

Faire rue à partir des usages

Au-delà de ses formes et de ses fonctions, la rue est aussi « fabriquée » au quotidien par ses usages dans leurs diversités (De Certeau, 1994). Depuis plusieurs décennies, la tension entre appropriation et privatisation des rues est identifiée comme une interrogation majeure des recompositions urbaines. En France, la stricte fermeture de rues est rare. Cependant, des dispositifs de restriction d’accès s’observent parfois, ainsi que des formes de privatisation de fait durables, au sens d’une orientation très majoritaire d’une rue autour d’usages résidentiels par exemple. Si l’on sait bien analyser ces formes de privatisation (Loudier-Malgouyres, 2013) et les contrepoints qu’elles trouvent parfois dans la publicisation de lieux privés, il convient de les étudier sous toutes leurs facettes, depuis l’architecture des lieux jusqu’à leurs effets sur les usages, sans oublier leur justification en termes de politiques urbaines. On s’aperçoit alors que s’y (re)joue perpétuellement, mais avec des formes renouvelées, un jeu autour d’une frontière public-privé complexe, mouvante et ayant des formes plus variées qu’on ne l’imagine.

Lorsqu’il est moins question de privatisation que d’appropriation par les habitants (mais la limite parfois floue entre ces deux notions mérite l’attention), c’est de la rue comme espace commun qu’il s’agit, au sens d’un lieu support d’usages et de socialisations. Dans cette perspective, l’appropriation permet à la rue de ne pas seulement être un espace de passage, anonyme et purement fonctionnel. Ainsi, certaines rues dans des quartiers résidentiels offrent leur espace aux enfants ou aux relations de voisinage, y enrichissant l’habiter par l’appropriation et non par la propriété. Dans des villes, particulièrement des métropoles, où l’aspiration au bien-être est mise en tension tant par les prix de l’immobilier d’une partie de l’offre urbaine que par les difficultés de circulation, comment les rues sont-elles alors les objets de ces processus de privatisation et/ou d’appropriation ?

L’approche par les usages et l’appropriation implique aussi de considérer que la rue est un lieu où vivent ou travaillent ceux qui n’ont pas d’autres lieux où aller et qui, parfois, en sont aussi chassés. On pense ici par exemple aux personnes sans domicile ou aux vendeurs « ambulants ». Mais au-delà de ces figures, les nouvelles formes de pauvreté, l’actualité de la question des réfugiés ou les impasses des politiques du logement et de l’hébergement conduisent à augmenter, en en diversifiant les formes, les situations des personnes à la rue. La rue rappelle ainsi que la ville est aussi constituée de ses marges, dont certaines sont cachées et d’autres bien visibles. La prostitution comme certains trafics en constituent d’autres usages qui marquent fortement certaines rues et participent de l’univers « de la rue ».

La rue comme marge peut aussi prendre un sens différent si l’on pense la marge comme un espace où le champ des possibles est plus ouvert. La marge permet ici la liberté et celle-ci s’exprime notamment par le jeu, celui des adolescents, mais plus seulement, pour qui la rue est un espace d’appropriation ludique (Escaffre, 2011), ou par la création comme en témoignent les fresques, les grafs mais aussi les spectacles de rue. Si de tels usages peuvent prendre des formes alternatives revendiquées, ils peuvent cependant être utilisés par des pouvoirs urbains pour repenser les usages de la ville ou, plus fréquemment, seulement à des fins de marketing territorial.

La rue appelle ainsi une analyse de la ville qui ne reste pas cantonnée aux seuls usages dominants. Cette perspective est d’autant plus nécessaire qu’une même rue connaît des temporalités d’usage différentes à l’échelle d’une journée, en fonction des saisons ou selon les évènements qui s’y déroulent. Du repas de voisins ou du vide-grenier qui font qu’on la ferme à la circulation à son inaccessibilité pour cause de manifestation politique ou d’accident, le temps d’une rue n’est pas si linéaire ni cyclique qu’il y paraît. Cette perspective élargie sur tous les usages de la rue est aussi indispensable lorsqu’il s’agit d’ouvrir l’accès à la rue à des habitants pour qui cela peut être difficile, voire impossible, comme dans le cas de personnes en situation de handicap, ou comme l’indiquent, par exemple, certaines mobilisations récentes de femmes.

La rue, comme les autres espaces publics, fait donc la part belle à la diversité : celle des formes et des ambiances, celle des usages et des usagers, ou encore celle des représentations… Elle est un lieu de cohabitation, donc de compromis, mais aussi de conflits (Simmel, 1995), potentiels ou effectifs, en tout cas et avec des nuances un lieu d’interactions (Goffman, 1974).

 


Références bibliographiques :

DE CERTEAU, M. ; GIARD, L. et MAYOL, P., L’Invention du quotidien. 2. Habiter, cuisiner, Folio essais, Gallimard, 1994, 448p.

ESCAFFRE, F., « Espaces publics et pratiques ludo-sportives : l’expression d’une urbanité sportive », Annales de Géographie, n° 680, pp. 405-424, Armand Colin, 2011.

GOFFMAN, E., Les Rites d’interaction, Les Éditions de Minuit, « Le sens commun », 1974, 230 p.

HÉRAN, F., Le Retour de la bicyclette. Une histoire des déplacements urbains en Europe, de 1817 à 2050, La Découverte, 2015, 256 p.

LANDAUER, P., L’Architecte, la ville et la sécurité, Presses Universitaires de France, « La Ville en débat », 2009, 104 p.

LEFEBVRE, H., Le Droit à la ville, Economica, 2009, 135 p.

LOUDIER-MALGOUYRES, C., Le Retrait résidentiel. À l’heure de la métropolisation, Presses Universitaires de France, « La Ville en débat », 2013, 104 p.

MONNET, J., « Marcher en ville : technique, technologie et infrastructure (s)lox tech ? », Urbanités, 2019 (http://www.revue-urbanites.fr/12-monnet/).

SIMMEL, G., Le Conflit, Circé, 1995, 158p.

 

 

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