Mutations de l’espace funéraire dans les grandes villes d’Asie orientale

Mutations de l’espace funéraire dans les grandes villes d’Asie orientale

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Natacha AVELINE-dubach
Directrice de recherches CNRS au laboratoire Géographie-cités
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

Dans les grandes métropoles d’Asie orientale où la pression foncière est à son comble, l’on peut se demander dans quelles conditions il est encore possible de consacrer de l’espace aux morts. C’est la question à laquelle s’est attachée à répondre une équipe du CNRS financée par l’Agence nationale de la recherche, en comparant les situations respectives de Tokyo, Séoul et Shanghai. Cette recherche a révélé la résilience des pratiques funéraires dans ces sociétés hyper urbanisées, mais elle a également mis à jour une profonde recomposition des espaces funéraires.

Les effets de la pression foncière

 

T raditionnellement, ces sociétés confucéennes ont marqué un fort attachement à la tombe familiale, artéfact permettant l’accomplissement de rites « d’ancestralisation » des défunts, autrement dit des rituels calendaires et post-mortem qui participent au processus de transformation des morts en ancêtres assurant la protection de la famille. En contexte urbain, ces pratiques s’effectuent dans des espaces dédiés à la mémoire des morts. Cependant, face à l’accroissement de la demande de concessions, il a été nécessaire de réguler l’offre dans les cimetières. Les durées des concessions ont été fortement rétrécies pour permettre une rotation plus rapide des corps : on est passé des durées « éternelles » à 60 ans et 30 ans en moyenne respectivement à Séoul et Tokyo, et de 70 ans à 30 ans à Shanghai. Le modèle traditionnel de la tombe a lui-même été remis en cause par une verticalisation et une miniaturisation des sépultures (columbaria, tombes « sabot ») permises par la généralisation de la crémation. Ces transformations se sont accompagnées d’une marchandisation croissante des tombes et des concessions, notamment en Chine et en Corée du Sud où les filières publiques avaient été traditionnellement dominantes. Par conséquent, la stratification sociale de l’offre funéraire s’est accrue. En Chine et en Corée, l’on observe une remarquable percée des segments haut de gamme, tandis que l’offre a évolué vers des formules plus sobres et moins coûteuses au Japon. Ces changements ont des origines très différentes. À Shanghai, les autorités locales interviennent très fortement dans la fourniture et la régulation de l’espace mortuaire ; elles ont cependant ouvert le marché des concessions funéraires à des opérateurs privés, autorisés à pratiquer des prix astronomiques à condition d’assurer une certaine « mixité sociale » par l’aménagement de périmètres de mini tombes à bas coût. À la différence de Shanghai qui conserve plusieurs cimetières au sein de sa juridiction, Séoul doit déverser ses morts dans les communes périphériques, où se développent de véritables nécropoles. Certaines familles fortunées y font construire de vastes bâtisses s’apparentant à des salons funéraires. Une telle ostentation n’est pas possible à Tokyo où le coût des concessions atteint le record mondial (30 000 à 40 000 € tout compris, contre 4 000 € à Séoul et à Shanghai en moyenne en 2013). Au Japon, les collectivités locales s’impliquent très peu dans la fourniture de concessions et dans la régulation des espaces mortuaires, laissant aux communautés bouddhiques le soin de loger les morts. Celles-ci prêtent alors leur nom à des opérateurs privés (promoteurs immobiliers mais le plus souvent marbriers) pour qu’ils puissent aménager des cimetières en grande banlieue. Ces arrangements marchands entre acteurs privés et religieux ont pris une tournure innovante avec l’irruption d’une société civile porteuse de valeurs environnementales et soucieuse d’abaisser le coût exorbitant de la mort. Sous l’effet d’une « fertilisation croisée » d’idées entre ces acteurs, un nouveau modèle de sépulture a émergé au Japon : celui de la tombe à emprise foncière minimale (collective, miniature, dématérialisée ou de durée très réduite) assortie de funérailles éternelles garanties par les temples. En dissociant ainsi l’art-éfact funéraire des rites dont il est le support, les acteurs japonais sont parvenus à maintenir la tradition d’ancestralisation des défunts tout en créant une forte dynamique d’innovation, tant dans la forme des tombes que dans les pratiques religieuses.

Cimetière du temple Kinryuji dans la quartier d’Asakusa, Tokyo

 

Références
Les travaux de Natacha Aveline-Dubach portent sur les dynamiques foncières dans les villes d’Asie orientale (Japon, Chine). Elle a dirigé plusieurs contrats de recherche collectifs, parmi lesquels le projet ANR FunerAsie dont les résultats sont publiés dans l’ouvrage La Place des morts dans les mégalopoles d’Asie orientale, Indes Savantes, 2013.


© C. Hahusseau

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